Quand le patrimoine immatériel détraque la toile

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Quand le patrimoine immatériel détraque la toile

Sarah Kaerts

Au terme d’une journée d’étude, nous attardant à la porte du musée, la discussion s’est soudain orientée vers les « archives » et l’« archivage », et sur les priorités différentes que l’on fixait par le passé. Une collection d’images pieuses était décrite avec minutie tandis que d’autres choses étaient laissées de côté. « Nous disposons aujourd’hui d’une bonne vision de l’évolution de notre pensée sur l’archivage. Sur les fiches manuelles, des objets étaient biffés, modifiés et ajoutés. En un coup d’œil, nous obtenons une image de l’évolution des priorités. Depuis que nous archivons tout numériquement, cette évolution n’est plus, ou presque plus visible. Les modifications ne laissent aucune trace. Nous devrions peut-être commencer à en garder une. »

Retrouver l’évolution des mentalités en analysant les évolutions des archives numériques, en comparant différentes (versions de) descriptions d’une même collection. Visualiser ce qui n’est pas décrit et ce qui pourrait « aussi » l’être. Les choix conscients ou inconscients et ce qu’ils dévoilent sur l’esprit de l’époque. Il y a un an, le projet « Diversies » avait déjà fait jaillir une étincelle dans mon esprit et le seul dénominateur commun avec notre fonctionnement semblait se trouver dans l’approche de la diversité, mais entre-temps, je vois partout des liens avec le monde numérique. J’ai donc bon espoir.

Werkplaats Immaterieel Erfgoed (en français : Atelier pour le patrimoine immatériel) travaille sur base de collections, à l’instar des musées. Mais d’une manière différente. La collection à laquelle nous nous consacrons forme un ensemble de pratiques, de coutumes, de traditions, de connaissances et de savoir-faire patrimoniaux culturels immatériels qui sont transmis de génération en génération. En 2003, l’UNESCO a lancé une convention internationale pour donner plus de visibilité à cet héritage et développer une politique internationale autour du patrimoine immatériel. Une politique flamande s’y attelle désormais aussi. Il ne s’agit donc pas de patrimoine mondial, de paysages, de bâtiments ou d’objets, mais de coutumes vivantes qui ont résisté ou résisteront à l’épreuve du temps et qui se réinventent régulièrement. Qui, lorsque cela est nécessaire, se transforment en puisant là, justement, leur résilience et leur continuité. Qui créent des liens entre les gens, et entre le présent, le passé et l’avenir.

L’Article 2 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO (2003) nous apprend que :   « On entend par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable.

Le “patrimoine culturel immatériel”, tel qu’il est défini au paragraphe 1 ci-dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants : (a) les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ; (b) les arts du spectacle ; (c) les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; (d) les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ; (e) les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel.    [1]

En tant qu’organisation, nous attirons l’attention sur d’autres versions du patrimoine que celles qui, depuis les années septante, étaient souvent mises en avant. Cette collection croît de manière participative grâce aux soumissions en ligne sur la plateforme www.immaterieelerfgoed.be. Cette plateforme numérique, lancée dans un nouveau format fin 2018, en est déjà à sa version 2.0. Elle propose une version actualisée et plus agréable à utiliser que la toute première plateforme en ligne présentée en 2002 par le gouvernement flamand. L’objectif est de proposer, à l’échelle de toute la Flandre, un site et une base de données interactifs qui cartographient et illustrent le patrimoine immatériel, informent et créent des liens. On ne s’en rend pas compte au premier abord, mais le site actuel est le produit d’une collaboration et d’accords continus avec le Gouvernement flamand, qui en est le propriétaire. Werkplaats Immaterieel Erfgoed se charge de la gestion et de la modération de terrain. Avoir l’opportunité, en tant qu’organisation civile, de contribuer à donner forme à un instrument d’état et de s’investir dans celui-ci est quelque chose d’assez unique. Mais cela demande simultanément un exercice d’équilibre permanent qui vise à rendre un instrument « d’en haut » disponible pour ceux « d’en bas ». Grosso modo, on peut dire que le Gouvernement flamand assume la responsabilité finale de l’« Inventaris Vlaanderen », qui rassemble des pratiques ayant suivi tout un parcours avant d’être finalement reconnue par le Ministre de la Culture comme faisant partie du patrimoine culturel immatériel. Ainsi, les traditions de Saint-Nicolas et de Saint-Martin, en Flandre, la culture de la roulotte et, plus récemment, la chasse au cor ou la culture du cheval de trait belge (ou brabançon) ont été inscrites à l’inventaire. Une fois inscrite comme patrimoine immatériel à l’« Inventaris Vlaanderen », une pratique peut être portée candidate à l’une des listes internationales de patrimoine immatériel de l’UNESCO. Sur la plus connue d’entre elles, « The Representative List of the Intangible Cultural Heritage of Humanity », on retrouve notamment des pratiques belges telles que la pêche à la crevette à cheval à Oostduinkerke, les Krakelingen et le Tonnekensbrand (fête du feu et du pain de la fin de l’hiver) à Grammont, la procession du Saint-Sang à Bruges, la foire annuelle de Hautem, la fauconnerie et le carnaval de Binche. En demandant cette reconnaissance, on s’engage à concevoir un plan de sauvegarde : cela implique de réfléchir et de prendre des mesures pour assurer un avenir durable au patrimoine. Un travail conséquent, donc.

Pourtant, les actions de l’UNESCO en matière de patrimoine immatériel n’ont pas pour but de considérer une pratique comme « meilleure » ou plus « précieuse » qu’une autre. L’inscription sur une liste assure une reconnaissance, une notoriété, une visibilité, tout en exigeant une prise de responsabilité en matière de sauvegarde et de durabilité, mais ceci n’est pas un objectif en soi. L’objectif, c’est de garder vivantes des pratiques aussi larges et variées que possible, et de les faire évoluer. C’est pourquoi Werkplaats Immaterieel Erfgoed a créé, en accord avec le Gouvernement flamand et en guise de complément à l’instrument officiel de l’Inventaris Vlaanderen, un outil en ligne qui donne la possibilité d’illustrer une collection plus large de pratiques patrimoniales immatérielles. Car nous devons chérir cette énorme diversité et multiplicité de savoir-faire et de connaissances que l’on doit au dévouement soutenu de tant de personnes. Nous pouvons en être fiers.

Nous avons beaucoup réfléchi à la manière de traduire cette approche dans un environnement numérique. Comment accorder une place de choix aux pratiques reconnues par le Ministre de la Culture, avec l’engagement pour leur sauvegarde et les rapports aux autorités qui y sont liés, tout en mettant en valeur le très grand bassin existant de pratiques – des rituels de naissance à la fête de Nouvel An en passant par le savoir-faire en matière de culture du buis ? Nous avons opté pour une collection étoffée, très visuelle, à laquelle chaque communauté patrimoniale ou individu peut contribuer grâce à un formulaire d’enregistrement en ligne et simple d’utilisation. Au sein de cette grande collection, les pratiques reconnues et non reconnues cohabitent. De plus, un algorithme permet de visualiser les pratiques dans un ordre différent à chaque visite. Ainsi, nous leur assurons une visibilité équivalente. Pour distinguer les éléments repris à l’inventaire, ceux-ci sont munis d’une icône différente. Nous avons également inclus un filtre « Inventaris Vlaanderen ». En cochant une case dans le menu, le visiteur limite les résultats aux pratiques reconnues.

Les autres sections de la plateforme ont elles aussi été soumises à de longues réflexions. Nous souhaitions proposer un nouveau site qui soit dynamique et inclusif, englobant la grande diversité des pratiques patrimoniales immatérielles présentes en Flandre. Ainsi, depuis 2018, il est aussi possible – ne cachons pas notre enthousiasme ! – de soumettre en ligne différentes variantes d’une pratique identique ou similaire. Non pas une seule et unique description d’un rituel de café éthiopien désormais pratiqué en Flandre, mais plusieurs. Celles-ci apportent de la nuance et peuvent – pourquoi pas – même se contredire. Cette diversité, cette multiplicité des voix, nous avons décidé de ne pas les aborder en accordant plus de valeur à l’une qu’à l’autre. Il n’y a pas lieu d’opérer des remplacements, des exclusions ou des additions. Des pratiques similaires peuvent ainsi tout à fait « coexister ». Notre défi est le suivant : permettre aux visiteurs d’y voir clair. Au fur et à mesure, nous allons développer des méthodes pour rassembler des pratiques similaires (par ex. sous un dénominateur commun) au sein d’un groupe. À condition que le participant puisse s’identifier à celui-ci. Le regroupement peut (mais ne doit pas) faire en sorte que les personnes derrière ces diverses pratiques similaires se retrouvent pour travailler ensemble à la sauvegarde des traditions. Une question que nous nous posons dans cette toute première phase de travail est la suivante : comment faire comprendre clairement à chaque utilisateur ou communauté qu’il a la possibilité d’ajouter lui-même une pratique nouvelle ou similaire à toutes celles qui sont déjà décrites par d’autres ? Seul l’avenir nous le dira. La plateforme accorde déjà la même place aux nouveaux ajouts et aux nouvelles variantes. Mais lorsqu’une personne modifie son propre ajout, le précédent est remplacé par la nouvelle version.

Nous avons orienté nos recherches vers un accès facile et ouvert à tous. Les gens doivent eux-mêmes pouvoir soumettre leurs pratiques sans se frayer un chemin à travers une longue liste de questions, ce qui était le cas entre 2012 et 2018. De plus, il est important que l’on puisse modifier à chaque instant le texte envoyé. Mais à quel point la plateforme est-elle vraiment accessible ? Dans un monde idéal, les intéressés introduiraient directement leurs pratiques sur le site et pourraient même interagir. Mais le concept de patrimoine immatériel est encore très récent et méconnu, et ses interprétations souvent trop larges ou différentes. Par exemple, ce n’est pas parce qu’une chose est immatérielle, comme une interview d’histoire orale, qu’il s’agit automatiquement de patrimoine culturel immatériel dans le sens des « pratiques patrimoniales vivantes » définies comme telles par l’UNESCO depuis 2003 pour améliorer leur visibilité et leur solidité à une époque où les évolutions sont plus rapides que jamais. D’autre part, il existe une série de pratiques encore connues mais plus exercées aujourd’hui. Ou exercées seulement en tant qu’activité folklorique, dans leur forme d’époque. Il ne s’agit plus de pratiques vivantes ou dynamiques, mais de traces du passé qui font partie de l’histoire. L’expérience de ces dix dernières années nous a appris que chaque pratique vivante enracinée dans le passé ne trouve pas forcément son chemin, mais aussi que l’idée de « patrimoine immatériel » peut vite semer la confusion. Werkplaats Immaterieel Erfgoed cherche donc à rétablir une vision juste, à intégrer ce concept auprès du grand public et, de manière proactive, à mettre la diversité des pratiques patrimoniales sur la bonne piste lors de leur introduction sur le site. Évidemment, il est clair qu’un site appartenant au gouvernement ne peut reprendre tout et n’importe quoi… Le patrimoine immatériel autour duquel de nombreux pays travaillent dans le sillage de l’UNESCO est toujours mis à l’épreuve de quelques conditions préalables minimales : s’agit-il d’une pratique vivante ? Y a-t-il des personnes impliquées dans sa transmission, sa sauvegarde ? La pratique n’est-elle pas contraire aux droits de l’homme ou à d’autres législations internationales ? … Nous avons opté pour un modérateur qui, dans les coulisses, communique avec les participants avant la publication du texte. Les gens rédigent leur propre description. Parfois, nous posons des questions supplémentaires ou nous proposons telle ou telle adaptation, mais seulement si cela est vraiment nécessaire. Néanmoins, le participant doit toujours marquer son accord avant la publication sur le site.

Le patrimoine immatériel possède souvent une grande force créatrice de liens, mais il faut ajouter ceci : le patrimoine adulé par certains est parfois exécré par d’autres. Que les choses soient claires : rien ne sera publié sur le site qui soit contraire à la loi. De plus, comme l’UNESCO, nous accordons une grande importance au respect des droits de l’homme. Mais n’oublions pas que les pratiques peuvent parfois « déranger ». Dans la tradition de Saint-Nicolas, le Père Fouettard suscite ce genre de controverse. Serait-il bon de « blanchir » ce personnage contesté en ne gardant aucune trace de cette page noire ? Ou pouvons-nous justement mettre en avant la multiplicité des voix pour que les débats qui animent la société soient aussi reflétés dans le monde numérique ? Que faire des pratiques avec lesquelles tant de personnes ont grandi, mais qui représentent pour d’autres la continuation ou le maintien d’un racisme latent ou du colonialisme ? Comment cela se traduit-il en ligne ? Une chose est sûre : la multiplicité des voix et la possibilité d’un débat et d’un dialogue sont cruciaux pour aider à donner forme à une évolution ou un changement dans les pratiques patrimoniales. Et l’évolution est une caractéristique essentielle du patrimoine culturel immatériel : il s’agit de pratiques patrimoniales dynamiques, vivantes, qui sont continuellement re-créées en réponse à leur environnement et leur interaction avec la nature et l’histoire. Pour reprendre la définition citée plus haut : « Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. »

Celui qui vise une place à l’inventaire devra ouvrir le débat sur les aspects potentiellement controversés de sa pratique et envisager d’éventuelles adaptations. Un exemple : la culture du cheval de trait belge (brabançon). Autrefois, de nombreux chevaux avaient la queue amputée, aujourd’hui, cette pratique est interdite par la loi. Le progrès des connaissances a permis de montrer que les vertèbres et les nerfs du cheval en souffraient, avec parfois des conséquences sur sa santé. Les photos postées sur le site sont donc munies d’une mention précisant que cette pratique n’est plus actuelle, même si dans la réalité, elle n’a pas encore tout à fait disparu. Les documents qui accompagnaient la demande d’inventaire sont disponibles sur le site en tant que pièce jointe et indiquent clairement les accords et désaccords qui entourent la pratique du cheval de trait. Un accompagnement guidé par le CAG (Centrum voor Agrarische Geschiedenis, en français : le Centre d’histoire agraire) a abouti à rendre visibles ces différences d’opinion et leur degré de tolérance. Il n’est pas évident qu’un groupe de personnes impliquées, malgré des opinions internes divergentes, parvienne à une présentation commune qui ne renie pas ces points de vue différents. Il s’agit donc, dans ce cas précis, d’une grande réussite. Le fait que ces documents et ces informations se trouvent sur notre site, mais que nous ne les mettions pas (encore) (activement) en exergue en dit long sur la situation actuelle de notre organisation. Aujourd’hui, ce genre d’informations est surtout abordé dans le cadre de contacts humains, de réseautage et de formations. En 2019, nous explorons intensément le rôle, la vision et l’approche que nous voulons jouer en matière de patrimoine « qui dérange », avant de traduire ces aspects davantage et de manière plus active auprès du public et sur la plateforme numérique.

Werkplaats Immaterieel Erfgoed veut, à l’avenir, jouer un rôle actif d’intermédiaire dans le cadre des pratiques et des événements qui suscitent la controverse. Prendre en compte les différentes perspectives et faire en sorte de les contextualiser, avec toutes les couches et les facettes qui les composent.

La concrétisation de cette volonté en ligne constituera la prochaine étape de notre travail. Avec une attention portée aux aspects sensibles, qui peuvent parfois, dans les médias ou dans la société au sens large, susciter soudain de houleux débats. On risque alors vite de s’enfoncer dans un manque de nuance, une polarisation et une paralysie, alors que l’enjeu du travail autour du patrimoine immatériel réside précisément dans la contribution à l’ouverture à la diversité et à la créativité humaines : « la promotion du respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine » (art. 2 de la Convention de l’UNESCO, 2003). Chaque publication en ligne peut ainsi avoir un impact sur les pratiques quotidiennes vivantes de cette collection de « patrimoine immatériel ». C’est pourquoi il nous semble essentiel, en tant qu’organisation à petite échelle, d’évaluer en permanence la manière dont nous devons gérer ce type de publications.

Merci à Jorijn Neyrinck pour les réflexions apportées

  1. UNESCO. (2003, 17 octobre). Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Extrait de https://ich.unesco.org/fr/convention